Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Jonas Roisin - 17 juillet 2024

on l’iac (mais jamais trop) #7 : Stardust – Léonora Miano

STARDUST
Léonora Miano
À la page 107 du livre Stardust paru en 2022, l’autrice Léonora Miano, nous fait lire la lettre que son héroïne, Louise, écrit à sa grand-mère « Mbamb_e ». Voici plusieurs années que Louise a quitté le Cameroun pour étudier en France. Quand elle écrit cette lettre, en 1996, elle est hébergée en CHRS à Paris 19e, rue de Crimée.
L’autrice a publié ce texte 25 ans après l’avoir écrit. 25 ans après avoir quitté « Crimée ».
Mbamb_e,
Nous n’avons jamais parlé de ces choses-là…
Enfant, je ne me posais pas la question de savoir pourquoi tu vivais dans ta famille, et pas avec mon grand-père. Vous étiez seuls, chacun de son côté. C’est ainsi que je vous voyais. Cela ne me dérangeait pas. Je pénétrais comme en terrain conquis dans vos demeures respectives. La sienne était pleine de musique. Les chants du Golden Gate Quartet, tout le temps. Brassens aussi, dont je détestais les chansons.
Chez toi, il y avait à manger et des contes. Tant de douceur. Vous étiez mon royaume. Déjà morcelé. Fracturé. Quelle était votre histoire ? A-t-elle laissé une empreinte sur la mienne ? Quelle femme étais-tu, toi, avant d’être ma grand-mère chérie ? Je pose ma tête sur tes genoux pour que tu me portes encore, même si j’ai grandi.
Je pense à mes parents. Si malheureux ensemble. Je cherche des réponses. Dans mon souvenir, maman et moi sommes assises dans ton séjour. Elle vient de t’annoncer qu’elle veut divorcer. Tu l’en dissuades. Elle ne dit rien, baisse la tête, regrette que tu ne la soutiennes pas davantage. Depuis qu’elle a trouvé du travail contre la volonté de papa qui la voulait enfermée comme un petit bibelot, il est devenu odieux. Violent. Insupportable.
Elle fera comme toi un jour, s’en ira. Pour ne pas mourir sous les coups de son époux. Pour tenter de trouver, quelque part, l’existence à laquelle elle avait droit. Elle le paiera, au-delà de ce qui se conçoit. Demander le divorce, pour une femme – et c’était elles qui le faisaient alors -, revenait à se couper de la société. Ne plus être invitée, les autres femmes voyant en vous une menace pour leur couple. Subir les avances de n’importe qui. Tu sais le reste.
Et pour moi, quel sera le prix ? Nous n’en avons jamais parlé. J’ignore ce qu’est une vie de femme. Ce que c’est au fond. Tout au fond. J’écoute celles qui sont ici, que je n’appelle pas mes compagnes. Je ne peux pas. Si je peine à l’avouer, il faut bien reconnaître ce que nous avons en commun. Souvent. L’inadaptation au monde dans lequel nous avons dû pousser. L’impréparation à l’épreuve. La répétition de l’erreur. Une sorte d’incompréhension face à la vie, sans doute de l’inconséquence. La douleur indicible. Pas parce que les mots ne viendraient pas, mais parce que personne ne veut savoir. Il ne faut pas déranger le monde. Ici, c’est la terre : tout le monde souffre.
Et toi ? Me diras-tu ce qu’il t’aura fallu refuser un jour quitte à te retrouver seule ?
« Léonora Miano a reçu le prix Goncourt des lycéens en 2006 pour Contours du jour qui vient (Plon 2006), le prix Seligman contre le racisme  en 2012 pour Ecrits pour la parole (L’Arche éditeur, 2012), le Grand Prix du roman métis et le Prix Femina en 2013 pour La Saison de l’ombre (Grasset, 2013). Elle est le premier auteur de fiction à désigner les identités afropéennes dans le texte littéraire, donnant ainsi une épaisseur à cette nouvelle ethnicité. » Notes de l’éditeur.
Vous pouvez trouver le livre sur ce lien : https://www.babelio.com/livres/Miano-Stardust/1424947