Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Serge Escots - 24 mai 2023

Contre la paresse intellectuelle en travail social, Laurent Puech persiste et signe

Rigueur méthodologique et éthique de responsabilité : un manuel pratique pour le travail social

Laurent Puech vient de publier un petit (par la taille), mais grand par sa nécessité, indispensable « Manuel du travailleur social sceptique ». Nécessaire, en ces temps troublés où l’opinion vaut vérité et l’indignation raison. Temps troublés d’une postmodernité qui n’en finit pas d’agonir[1] avec son cortège de « faits alternatifs » et « fake news » qui prolifèrent dans les nouveaux espaces publics, tels de méchants virus qui infectent l’intelligence et la vie sociale.

Temps troublés où le principe de précaution érigée en vertu cardinale a étendu son impératif bien au-delà du monde politique où il est apparu, notamment dans le travail social et particulièrement lorsque celui-ci intervient dans « les situations de personnes, en difficultés, parfois sans que celles-ci le demandent ». Principe de précaution qui consiste à prendre une décision politique pour protéger des populations, en dépit de certitudes scientifiques sur d’éventuelles conséquences néfastes. Or, la décision politique n’engendre pas de conséquences négatives directes pour la population que l’entend protéger[2]. Il n’en va pas de même lorsque le travail social protège les plus vulnérables. D’une part, l’enquête qui précède la décision n’est pas comparable aux travaux scientifiques mobilisables pour légitimer le principe de précaution ; et d’autres part, la décision de protection a des conséquences immédiates pour les personnes directement concernées par celle-ci.

And last but not least, temps troublés où la figure de la victime devient l’unique personnage de la scène sociale autour de laquelle doit s’organiser le droit et l’aide. Une époque troublée où l’on pourrait avoir le sentiment que plus notre appréhension du monde est complexe et plus nos raisonnements son simplistes.

Or, l’intervention sociale n’est pas sans conséquences pour les personnes qui sont accompagnés. Comme le remarque justement Laurent Puech, « la bienveillance réelle et les compétences des professionnels ne se traduisent pas mécaniquement par un sentiment de bientraitance chez les bénéficiaires de leurs interventions ».

Aussi, proposer aux travailleurs sociaux chevronnés comme aux étudiants et apprentis un ensemble d’outils pour « déjouer les pièges de la pensée », afin de mener sa tâche convenablement par-delà des bonnes intentions est une très heureuse initiative.

La boîte à outils que mobilise Laurent Puech est celle de la zététique qui s’origine chez le philosophe grec Pyrrhon d’Élis (-365/-275 avant JC), et exercera une grande influence pour le scepticisme en philosophie. Pour lui, « nos sensations et nos opinions ne sont ni vraies ni fausses ». Par conséquent, la certitude est à chercher ailleurs. Laurent Puech, constate que le travailleur social doit souvent faire avec l’incertitude, mais qu’il doit construire son raisonnement par une rigueur méthodologique qui prend en compte les pentes de nos biais cognitifs et de nos habitudes professionnelles à donner du sens aux situations. Au fond, zététique est un autre nom pour parler de méthode scientifique appliquée au travail social. Laurent Puech qui s’inspire explicitement de la définition de l’éthique selon le philosophe Jean-François Malherbe, propose que « la zététique en travail social, c’est finalement le travail méthodique que je consens à faire avec d’autres pour réduire, autant que faire se peut, l’inévitable écart entre mes perceptions/intuitions et le réel d’une situation ».

Tout au long de ce manuel écrit dans une langue simple et concise, Laurent Puech traque ces biais cognitifs et habitus professionnels qui piègent nos raisonnements et nous propose une multitude d’outils pour déjouer ces pièges. Le propos argumenté et toujours soutenus par de courts exemples empruntés au terrain et à la pratique professionnelle rend facilement accessible son contenu.

Parmi ces outils, le professionnel pourra s’approprier des facettes (points) de vigilance (ce dont il faut se souvenir), par exemple, « quantité n’est pas qualité » ; « l’analogie n’est pas une preuve » ; « l’inexistence de la preuve ne prouve pas l’inexistence d’un phénomène » ; « possible n’est pas toujours probable » ; « le contexte est important », et bien d’autres encore. Il trouvera aussi ce que la zététique appelle des facettes d’action (ce qu’il faut faire), par exemple : « utiliser un curseur de vraisemblance rationnelle » ; « l’incertitude doit être mesurée » ; la parcimonie est de règle » ; « l’alternative est féconde » ; « le mode de critique des données est important » ; « influences de la croyance sur monde réel », et là aussi bien d’autres encore.

Laurent Puech nous propose aussi de faire connaissance avec 11 effets majeurs qui proviennent de nos biais cognitifs et de nos habitudes de penser. Ainsi, connaissez-vous « Effet bof » où lorsqu’il n’est pas possible de déterminer avec certitude laquelle des deux hypothèses est la plus vraisemblable, Puech nous conseille de suspendre notre jugement en les considérant à égalité. « Effet boule de neige », où s’accumulent des éléments produits par ceux qui les organisent et dénaturent les faits initialement recueillis. « Effet escalade », où au nom de la certitude d’avoir raison dans notre analyse, nous continuons à agir avec toujours plus de la même chose pour produire toujours plus du même résultat. « Effet retour vers le futur », « qui revient à considérer le résultat d’une somme de faits comme étant le produit d’un processus caché ou d’une variable invisible, improuvables en tant que tels…». Le traumatisme ancien mais non connu qui « explique » l’état actuel d’une situation est un classique du genre. « Effet puit », qui épingle les formulations jargonnantes et vide de sens, qui constituent parfois l’essentiel de la réflexion clinique en travail social. « Effet cigogne + Post hoc ergo propter hoc », qui consiste à confondre corrélation et lien notamment lorsque l’on croit que si une chose précède une autre celle-ci est la cause de celle-là. « Effet paillasson », qui consiste à confondre la partie avec le tout. Ainsi, lorsqu’un panneau nous invite à essuyer nos pieds sur une paillasson, à quelques exceptions près personne n’enlève chaussures et chaussettes pour s’exécuter ! Laurent Puech nous invite à la clarification de la pensée et à définir de quoi l’on parle pour ne pas employer par exemple conflit conjugal pour des situations de violence conjugale et réciproquement.

Ce manuel défend une éthique de la réflexion prudente et rigoureuse contre celle du « dans le doute » ne n’abstient pas : agit ! À l’éthique de conviction, il préfère une éthique de responsabilité qui envisage les conséquences des décisions que l’on va prendre. Il s’agit d’envisager une protection raisonnée des vulnérables, contre une protection irrationnelle qui agit dans l’illusion qu’il serait possible de protéger tout le monde, partout, tout le temps.

Une remarque, certaines pages (très peu) dans le droit fil de la zététique mettent en cause la psychanalyse comme modèle anciennement dominant dans le travail social et « scientifiquement invalidé ». Sans ouvrir, ici un débat tant sur les outrances intellectuelles, non pas de la psychanalyse, mais de certains psychanalystes, que sur le caractère scientifique ou pas de la psychanalyse, il faut voir dans la position de Laurent Puech une invitation à rester critique devant tous les modèles qui nous sont présentés et mettre en œuvre une rigueur sceptique dans l’analyse de leurs propositions, surtout envers ceux qui ont le plus nos faveurs.

En moins de 100 pages ce manuel nous apporte une multitude de petits outils concrets pour une pratique éthique du travail social. Bref, un livre à mettre à la portée de tous les travailleurs sociaux et dans toutes les bibliothèques des écoles en travail social.

 

[1] Le 23 juin 2011, vers 13h30, à Naples, le philosophe Markus Gabriel déclarait que la postmodernité était arrivée à sa fin.

[2] Seulement des conséquences systémiques pour des sous-groupes de ces populations, comme par exemple, des conséquences économiques pour les agriculteurs et les filières concernées qui utiliserait un produit qui deviendrait interdit.