Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Jonas Roisin - 29 août 2024

on l’iac (mais jamais trop) #8 : Les Furtifs – Alain Damasio

LES FURTIFS – ALAIN DAMASIO – Edition LA VOLTE

P.178/179, extrait :

Les premières décisions s’étaient prises au consensus et à l’unanimité, chose impensable auparavant ! L’interdépendance délibérée des tâches, où l’on se rend sans cesse service, en réciprocité, favorisant l’entraide ; les amendes dosées en cas de manquements ; le principe des corvées communes pour l’irrigation ou pour la reconstruction sempiternelle des digues que le fleuve arasait ; les cérémonies croisées ou tour à tour tel foyer ou tel clan recevait puis donnait, débouchant sur des fêtes purgeant les tensions : tout ça était directement issu de Bali.

S’y ajoutait la beauté spirituelle des offrandes, dans leur gratuité si contraire à nos capitalismes, et dont l’impact fut incroyable ! Ces offrandes posaient chaque matin et chaque soir une forme de stase poétique, de grâce, avec leurs barcarolles de roseaux, glissant vers la mer, chargées d’un peu de fruits, de quelques fleurs, saupoudrés de grains de riz, que les enfants adoraient construire et regardaient dériver sur le fleuve. Si l’offrande n’avait aucune utilité matérielle, pour le reste elle bouleversait tout : dans l’esprit, dans l’ouverture à un ailleurs où les balinais infusaient ce plaisir de réjouir les dieux tout en apaisant leurs démons – et où nous, Européens, retrouvions un rapport perdu au dehors. Une relation aux oiseaux qui picoraient l’offrande comme aux poissons qui la mangeaient une sensation de donner, donner enfin à des forces positives, qui nous reliaient à notre propre bonté refoulée. Ce que beaucoup d’Occidentaux, plombés par notre judéo-christianisme, envisageaient au départ comme un acte de dé culpabilisation, requis par la peur d’être punis, prit bien vite son sens profond. Celui d’un geste de gratitude envers la richesse de la vie – l’intensité du soleil, la fécondité de l’eau, la poussée lente des arbres et du riz, les cycles de la lune, le mistral qui fait frissonner les trembles. Moins un devoir qu’un honneur, moins une routine qu’un hommage éveillé

Un mois plus tard, je me souviens, l’expérience avait étonnamment pris. Elle s’installait, elle mordait sur les quotidiens, bien plus que mes méthodes pourtant éprouvées d’élections sans candidat et de décision par consentement. Elle s’ancrait par une sorte de charme que je m’expliquais mal mais qui semblait couler de source pour les Balinais. Ils riaient de cette imprégnation discrète de leur culture, et ils en étaient naturellement ravis.

Un anthropologue aurait certainement su montrer ce que ces pratiques, à la fois énergétiques, sociales et spirituelles, tramaient en profondeur, à la manière d’un batik.

A mes yeux deux choses étaient sûres. Je les retrouvais intactes et même enrichies ce soir, après trois ans sans être retourné ici, trois ans sans vraiment savoir si ça continuait, si le modèle balinais était vraiment ancré et tenait encore, si le miracle opérait toujours sur le Javeau-Doux. Ces deux certitudes étaient que je connaissais très peu de communautés où les liens étaient aussi délicatement tissés entre les gens, où l’on sentait une telle attention mutuelle, une attention ourlée et constante, j’allais dire féminine.

Et moins encore de communauté où ces liens humains semblaient se prolonger hors du social, en rhizome à nos pieds ou à la façon de branches qui auraient poussé au bout de nos doigts, tendues vers… vers… quoi ? Les animaux et les plantes, la terre retournée, le fleuve ? Plus loin ? Vers le cosmos ? Ça sortait en tout cas du seulement humain, du trop humain, de l’hominite aiguë qui nous attaque les eaux et les sinus, nous rend si pincé, si étroit.

Était-ce aussi que la réputation favorable de l’île y avait attiré de nouvelles populations, plus ouverte et plus tactile, davantage dans la bienveillance aussi ? Suivant en cela ce mantra que mon expérience m’avait forgé : ce ne sont pas vraiment les gens qui choisissent leur territoire; c’est le territoire qui les choisit ! Le territoire et son socius qui filtrent ceux qui s’y trouvent en affinité, et qui sauront donc s’y épanouir dans la durée.